La transmission d’une entreprise constitue une étape structurante pour tout dirigeant et ne se résume pas à une opération technique : elle engage des dimensions juridiques, fiscales, patrimoniales et bien sûr humaines. À l’occasion d’un récent événement organisé par Lombard Odier au cœur de l’Unlimitrust Campus à Prilly, plusieurs experts du droit, de la fiscalité, du conseil patrimonial et du corporate advisory ont partagé leur expérience et conseils autour d’une question centrale : comment faire d’une transmission d’entreprise en Suisse une réussite durable, pour le vendeur comme pour l’acheteur ?
Pour y répondre, le panel, modéré par Nathalie Brodard, fondatrice et CEO de Brodard Executive Search et Brodiance, était constitué de Marina Castelli-Joos, avocate associée au sein de l’étude id est avocats, Maxime Dubouloz, Directeur Corporate Advisory chez Lombard Odier, Samuel Meylan, Responsable du conseil patrimonial pour le marché suisse chez Lombard Odier Patrimonia et Sébastien Torrent, Responsable d’équipe pour la clientèle suisse et internationale à Lausanne chez Lombard Odier.
En mot d’introduction, Sébastien Torrent a ainsi rappelé le lien profond qui unit Lombard Odier à la question de la transmission : « Depuis sa création en 1796, la banque s’est transmise de génération en génération. Aujourd’hui, nous en sommes à la septième génération », et d’ajouter « La transmission de patrimoine est donc au cœur de notre activité, avec un esprit entrepreneurial qui fait notre ADN ».
Choisir le bon schéma : une décision à forte implication fiscale
La première étape consiste à déterminer la forme de transmission la plus adaptée. Marina Castelli-Joos rappelle que plusieurs mécanismes existent en Suisse : vente d’actions, vente d’actifs, donation ou succession, et parfois la fusion – chacun ayant ses avantages et ses inconvénients. « Le choix dépend notamment de la forme juridique de l’entreprise, de de la composition des actifs et passifs, et des objectifs du vendeur », explique-t-elle, ajoutant que « dans la majorité des cas, ce sont bien les considérations fiscales qui déterminent le mode de transmission ».
La première étape consiste à déterminer la forme de transmission la plus adaptée
Samuel Meylan, Responsable du conseil patrimonial pour le marché suisse chez Lombard Odier Patrimonia, alerte sur les conséquences d’une vente mal préparée dans le cas d’une entreprise individuelle : « Si l’activité est exercée sous forme de raison individuelle ou de société de personnes, la vente est fiscalement très lourde. Le gain est imposé comme un revenu et soumis aux cotisations sociales AVS. » À l’inverse, pour une société de capitaux, les actions sont rattachées à la fortune privée et peuvent, sous conditions, bénéficier d’une exonération du gain en capital.
L’un des points techniques les plus importants concerne en outre le respect du délai de blocage en cas de transformation préalable en société anonyme : « lorsqu’on sait qu’on va vendre, il est conseillé de transformer la raison individuelle en société anonyme pour bénéficier d’une neutralité fiscale sur les réserves latentes, avec comme condition un délai de blocage de 5 ans », indiquant que dans le cas contraire, les réserves latentes deviennent imposables rétroactivement.
Un autre risque, plus discret, est celui de la requalification fiscale, explique-t-il : « Il faut s’assurer que les actions vendues sont bien considérées comme relevant de la fortune privée. Dans le cas contraire, l’administration fiscale pourrait les rattacher à une fortune commerciale, ce qui annulerait l’exonération », ce qui peut notamment être le cas dans le cadre de cessions récurrentes ou lorsque les actions ont été sous-évaluées ou surévaluées de manière stratégique.
Autre point de vigilance : la liquidation partielle indirecte. « C’est typiquement le cas lorsque la société détient des actifs excédentaires, qui auraient dû être distribués en dividendes. L’administration peut alors imposer une partie du gain au titre du revenu. »

Enfin, dans l’univers spécifique des start-ups, un scénario fréquemment rencontré est la requalification d’une partie du gain en capital en rattrapage de salaire : « Si l’entrepreneur s’est sous-rémunéré durant des années, l’administration fiscale peut considérer que le gain comprend une part salariale imposable ». Une réflexion approfondie ainsi qu’une anticipation très en amont de la vente sont donc nécessaires pour éviter ces écueils.
En savoir plus sur l’optimisation des conditions de cession d’une entreprise avec nos experts
Quatre étapes dont la préparation détermine le succès
Marina Castelli-Joos structure le processus de vente en quatre temps : phase préparatoire, négociation et audit, exécution de la vente et enfin phase post-acquisition. La première étape est souvent sous-estimée, alors qu’elle conditionne le bon déroulement de toutes les suivantes : « Il y a beaucoup de préparation dans cette phase, qui peut donner lieu à une restructuration chez le vendeur ou chez l’acheteur » indique Marina Castelli-Joos.
L’un des autres points clés permettant d’éviter de rallonger le processus est la rédaction d’une lettre d’intention : « si vous rencontrez un acheteur ou vous êtes acheteur, mettez sur papier les conditions principales, commerciales que vous avez en tête, pour éviter de partir sur des négociations durant plusieurs mois » déclare-t-elle, ajoutant « ces dernières peuvent s’avérer coûteuses et finalement ne pas aboutir si l’intention des parties n’était pas claire dès le début ». ».
actualités associées.

la banque privée experte dans la planification et la gestion du patrimoine privé des entrepreneurs.
en savoir plus
Vient ensuite la phase d’audit : engagement de confidentialité, vérifications juridiques, fiscales, techniques, financières. Un processus qui peut perdurer et s’avérer frustrant en cas de mauvaise préparation en amont par le vendeur.
Le processus de transmission dans son intégralité peut durer entre 4 et 6 mois dans les cas simples, et jusqu’à 12 voire 18 mois dans les opérations plus complexes. « Passé un an, une certaine lassitude s’installe. Il faut donc maintenir la dynamique ». Enfin, la phase de post-acquisition, en dernier lieu, sera également cruciale pour stabiliser l’entreprise.
Le processus de transmission dans son intégralité peut durer entre 4 et 6 mois dans les cas simples, et jusqu’à 12 voire 18 mois dans les opérations plus complexes
Quel rôle Lombard Odier joue-t-il dans la transmission d’entreprise ?
Pour Maxime Dubouloz, Directeur Corporate Advisory chez Lombard Odier, il s’agit d’un processus à plusieurs niveaux : « le premier, c’est la fiscalité personnelle de l’entrepreneur et de sa famille. Inutile de réaliser une transaction avec des montants élevés si la fiscalité ne suit pas » précise-t-il, complétant : « le deuxième niveau, c’est le personnel et l’entreprise ».
La phase de préparation, elle, incompressible, est essentielle pour conseiller le vendeur, « tout en se mettant également dans la peau de l’acheteur » déclare Maxime Dubouloz. « Dans cet état d’esprit-là, la phase de préparation dure un à deux mois minimum. Certaines peuvent nécessiter six mois ».
A la question posée « y a-t-il des configurations où l’on se dit que ça ne vaut pas (encore) la peine de vendre ? », Maxime Dubouloz réplique que c’est conjoncturel : « compte tenu du contexte macro-économique et géopolitique actuel, on rencontre de nombreux dirigeants approchant l’âge de la retraite à qui on recommande d’attendre un peu », ajoutant « c’est une opportunité pour mettre les choses au carré et en profiter pour se faire accompagner par des experts ».
Lire aussi : Vendre ou transmettre son entreprise en Suisse : 3 conseils pour les entrepreneurs
Sébastien Torrent insiste en outre sur la nécessité de décloisonner la gestion patrimoniale. «Aujourd’hui, beaucoup d’entrepreneurs ont une gestion en silos : portefeuille privé, entreprise, prévoyance, assurance-vie. Le résultat, ce sont des doublons, des expositions non contrôlées, une inefficience fiscale. » explique-t-il. Pour pallier ces lacunes, Lombard Odier a mis en place un double processus : le Wealth Check, permettant d’avoir une vision consolidée des actifs, passifs et flux et le Family Check identifiant les intentions du dirigeant : souhaite-t-il transmettre à ses enfants ? A ses collaborateurs ? Dans quel cadre successoral ou matrimonial ? Cette approche holistique permet une gestion fiscalement efficiente.
Lombard Odier a mis en place un double processus : le Wealth Check, permettant d’avoir une vision consolidée des actifs, passifs et flux et le Family Check identifiant les intentions du dirigeant
Outil particulièrement performant évoqué lors de la conférence et souvent négligé par les entrepreneurs : la prévoyance surobligatoire (dite « Bel Étage »). « En Suisse, si l’on est assuré au maximum, dans une caisse de pension on peut atteindre des montants très élevés, bien plus de CHF 10 mios », explique Sébastien Torrent, ajoutant que ce levier est fiscalement optimisé : « avec un taux marginal de 41,5%, en effectuant un rachat de CHF 100'000, l’administration fiscale offre une optimisation de CHF 41'500. C’est extrêmement efficace ! Pourtant, trop peu d’entrepreneurs y recourent ».
Par ailleurs, à la question des points critiques à adresser lors des négociations contractuelles, Marina Castelli-Joos déclare que deux éléments sont essentiels : le prix et les garanties, expliquant que la pratique du prix fixe est plus rare que par le passé : « Aujourd’hui, la majorité des transactions incluent des ajustements de prix, du earn-out, voire un paiement échelonné. ». Ces mécanismes permettent ainsi de répartir le risque entre les parties. Mais leur mise en œuvre suppose des indicateurs précis, objectivables et vérifiables – ainsi, dans le cas contraire, les risques de litige augmentent.
Côté garanties vendeur, la pratique consiste à les encadrer dans le temps (18 à 36 mois), à plafonner leur montant (15 % à 50 % du prix total), et à sécuriser leur application (compte séquestre ou paiement différé). Il peut également être pertinent de souscrire une assurance M&A, notamment dans les opérations de taille importante.
Qu’il s’agisse d’un rachat familial ou par des cadres, la notion d’équité est centrale
Questionné sur des retours d’expérience concrets lors de processus transmission d’entreprise, Maxime Dubouloz insiste sur un point fondamental : « Qu’il s’agisse d’un rachat familial ou par des cadres, la notion d’équité est centrale », ajoutant « Lorsqu’on transmet à un enfant ou à un collaborateur, il faut gérer la perception d’équité des autres parties prenantes. Sinon, l’unité familiale ou managériale peut en pâtir. ». Il précise par ailleurs que « dans les rachats familiaux, une décote de 30 à 40 % est fréquente. Dans les rachats par les cadres, celle-ci est généralement de 20 à 30 % ».
Partage d’expérience : Julien Favre et la reprise de Pantucci Thermolaquage
Julien Favre, ancien manager chez Procter & Gamble et Kraft Heinz, a quant à lui pris la parole sur le rachat de Pantucci Thermolaquage, PME romande spécialisée dans le traitement de surface des métaux. Après avoir fondé K2 Equity, société suisse de private equity spécialisée dans l’acquisition et le développement de PME industrielles, il se met à la recherche d’une entreprise à reprendre et identifie rapidement Pantucci par l’intermédiaire d’un broker spécialisé.
Interrogé par Véronique Rossire-Pot, Banquière chez Lombard Odier, sur les premières étapes essentielles dans ce processus, Julien Favre déclare : « Le premier contact avec le vendeur est vraiment critique. Je pense qu’une bonne partie des choses se joue à ce moment-là. L’impression qu’on donne, les intentions qu’on exprime, ça compte ». Rapidement, Julien Favre formalise une lettre d’intention : « J’ai pris le temps de m’asseoir avec eux, point par point, pour clarifier ce que j’avais en tête. »
L’audit, ensuite, se révèle délicat : « Ce n’est pas perçu comme une marque de confiance. C’est plutôt comme soulever le capot d’une voiture avec une loupe. On cherche les points sensibles, et ce n’est jamais agréable. » ajoutant qu’il consacre du temps à expliquer les demandes, à traduire les exigences comptables en langage compréhensible, déclarant « ce temps n’était pas perdu. Il a permis d’éviter les tensions. ».
Pourtant, un blocage intervient : le ruling fiscal permettant de sortir l’immobilier de la société est refusé : « cela a mis un énorme problème sur la table. Ça changeait complètement la dimension fiscale pour le vendeur, qui ne s’était pas préparé à une décision négative. » Le dossier reste alors figé pendant plusieurs mois. Ce n’est qu’une fois le vendeur entouré d’un fiscaliste compétent qu’une solution est trouvée : transformer la vente d’actions en vente d’actifs.
Pour autant, après la signature, un nouvel obstacle se présente : l’ajustement du prix en fonction du fonds de roulement. « Appliquer une clause sur le working capital à des vendeurs qui ne sont pas familiers avec ces concepts est compliqué » a-t-il expliqué à l’auditoire.
Néanmoins, la mise en œuvre prend du temps, génère des discussions, mais se résout.
Une fois en fonction, Julien Favre fixe trois priorités : instaurer la confiance des équipes, éviter les changements brutaux, et piloter la trésorerie : « Comme un enseignant remplaçant face à une classe, le nouveau dirigeant doit affirmer sa légitimité tout en maintenant l’équilibre ».
Ce partage d’expérience souligne un point essentiel : la transmission d’une entreprise en Suisse ne s’improvise pas. Cette dernière exige une vision structurée, un pilotage rigoureux, une anticipation fiscale, et une capacité à gérer les équilibres humains. Les intervenants réunis par Lombard Odier ont ainsi rappelé que c’est la coordination entre toutes ces dimensions – juridique, patrimoniale et émotionnelle – qui transforme une opération technique en une transition réussie. Anticiper, s’entourer, structurer : telles sont les clés d’une transmission durable.
partager.