Le paysage entrepreneurial suisse entre dans une ère de transition : on estime qu’une nouvelle équipe de direction prendra la relève dans 90’000 entreprises dans les années à venir1. Pour les entreprises familiales, au sein desquelles le changement d’équipe de direction n’est non seulement un aspect pratique, mais une démarche empreinte d’émotion où se mêlent les liens familiaux, l’identité et la confiance, cette période peut s’avérer particulièrement délicate.
Dès lors, comment planifier la succession pour garantir une réussite pérenne ? Comment les entreprises peuvent-elles s’adapter à un monde en évolution rapide ? Et comment la prochaine génération de dirigeants se distinguera-t-elle de ses prédécesseurs ?
Le paysage entrepreneurial suisse entre dans une ère de transition : on estime qu’une nouvelle équipe de direction prendra la relève dans 90’000 entreprises dans les années à venir
Ces questions ont figuré en bonne place lors du Generation Summit 2025, la première d’une série de conférences dédiées aux entreprises familiales, organisée par le célèbre journal économique et financier suisse Finanz und Wirtschaft.
Cette journée, qui s’est récemment déroulée à Zurich avec le soutien de Lombard Odier, – elle-même une entreprise familiale, détenue et dirigée par ses Associés-gérants depuis sept générations depuis sa fondation à Genève en 1796 – a rassemblé des leaders d’opinion du secteur financier (notamment Nannette Hechler-Fayd’herbe, CIO EMEA et Head of Investment Strategy, Sustainability and Research de Lombard Odier) et des dirigeants de grandes entreprises suisses (notamment André Hoffmann, Vice President chez Roche Holding Ltd et auteur de l’ouvrage The New Nature Of Business, représentant la quatrième génération de la famille fondatrice Hoffmann, et Philipp Buhofer, président du Conseil chez DAX Holding AG) et issu d’une lignée entrepreneuriale ancrée dans le tissu industriel suisse, qui ont exploré les défis rencontrés par les entreprises familiales en période de volatilité économique et politique.
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Trouver sa raison d’être
André Hoffmann, Vice President du géant suisse de la santé Roche et membre du conseil de direction du Forum économique mondial, a souligné dans son discours d’ouverture l’importance de définir sa « raison d’être ».
Jan Schwalbe, Rédacteur en chef de Finanz und Wirtschaft et André Hoffmann, Vice-président de Roche Holding AG, l’entreprise familiale, et coprésident du Forum économique mondial
André Hoffmann a relaté l’appel inattendu reçu d’un concurrent en 2003, qui lui proposait de racheter Roche dans son intégralité. Après un court moment de réflexion, il est arrivé à une conclusion très simple : « Nous avons refusé. Nous voulions conserver notre indépendance. »
Cette proposition inattendue a été une révélation pour André Hoffmann et sa famille. « Nous avons compris pourquoi nous étions là. Nous n’étions pas simplement des actionnaires qui attendaient de recevoir leurs dividendes. Détenir une partie de l’entreprise [...] cela veut dire s’identifier à elle, à ce qu’elle est et à ce qu’elle fait. Nous nous sommes fixé un objectif : “faire aujourd’hui ce dont les patients auront besoin demain”. Cela a été d’une grande aide pour l’entreprise et a renforcé nos liens familiaux. Toute entreprise doit absolument avoir une raison d’être. »
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Le moyen d’avoir un impact
Alors que la prochaine génération se prépare à assumer ses responsabilités, les participants à la conférence ont appris que l’objectif d’une entreprise est aujourd’hui influencé par des critères de durabilité, tant sur le plan environnemental que sur le plan social. Les entreprises ne sont plus considérées comme un simple vecteur de création de richesse, mais comme un moyen d’avoir un impact positif sur les communautés au sein desquelles elles évoluent, ainsi que dans le reste du monde. Jusqu’à présent absente de l’ordre du jour, la durabilité est désormais au centre des discussions sur la transition pour la prochaine génération.
Les entreprises ne sont plus considérées comme un simple vecteur de création de richesse, mais comme un moyen d’avoir un impact positif sur les communautés au sein desquelles elles évoluent, ainsi que dans le reste du monde. Jusqu’à présent absente de l’ordre du jour, la durabilité est désormais au centre des discussions sur la transition pour la prochaine génération
André Hoffmann a expliqué que cet objectif plus large peut garantir la longévité d’une entreprise familiale. « Ensuite, il faut se demander comment l’on peut préserver son influence d’une génération à l’autre. La durabilité ne consiste pas uniquement à “sauver les animaux”. Il s’agit d’instaurer un système qui se prépare en permanence à l’arrivée des nouvelles générations. »
« Je dirais qu’il ne faut pas observer les entreprises uniquement sous un angle financier. Il faut examiner leur impact sur les trois grandes formes de capital dont nous disposons tous : le capital humain (les personnes), le capital social (le groupe que nous formons) et le capital naturel (la nature). La réussite à court terme ne suffit pas. Pour une entreprise familiale qui doit se projeter sur plusieurs générations, le succès d’aujourd’hui doit pouvoir se répéter encore et encore. »
L’agilité à l’ère de Donald Trump
Toutefois, comment les entreprises peuvent-elles atteindre cet objectif dans un contexte politique devenu défavorable aux stratégies et aux investissements en matière de durabilité ? Pour Nannette Hechler-Fayd’herbe, la solution réside dans l’innovation suisse. « Les êtres humains sont faits pour chercher des solutions. C’est pourquoi je reste optimiste. Des périodes telles que celle que nous traversons stimulent l’innovation. Or, la Suisse possède une forte capacité d’innovation », a-t-elle affirmé.
Etablissant un parallèle avec la brusque imposition, par Donald Trump, de droits de douane de 39% sur les exportations suisses destinées aux Etats-Unis, Mme Hechler-Fayd’herbe a souligné que les entreprises suisses ont une longue tradition d’adaptation, d’évolution et d’agilité.
« En 2015, lorsque la Banque nationale suisse a supprimé le taux plancher de la paire EUR/CHF, notre principal marché à l’exportation est devenu beaucoup plus onéreux du jour au lendemain. 60% des exportateurs ont été affectés », a-t-elle expliqué. « Ce genre de situation favorise la flexibilité, car il faut explorer de nouveaux marchés. Aujourd’hui, face à une relation moins cordiale avec les Etats-Unis, nous allons nous tourner vers les marchés émergents, qui représentent l’avenir de la consommation pour de nombreuses catégories de produits. »
Les participants ont appris que, malgré la réputation de conservatisme parfois attribuée aux entreprises familiales, leur structure de propriété privée et leurs canaux de communication souvent flexibles leur permettent de s’adapter plus rapidement à un environnement changeant.
Reprenant le concept d’agilité mentionné par Mme Hechler-Fayd’herbe, Tanja Zimmermann-Burgerstein, propriétaire et CEO d’Antistress AG-Burgerstein Vitamins, a déclaré : « Il faut du courage pour être flexible et continuer à évoluer à mesure que les vérités changent. [Dans les entreprises familiales], pour garantir la continuité entre les générations, il faut veiller à ce que les employés de longue date vous accompagnent. Cela est d’autant plus important que le monde tourne de plus en plus vite. Les petites entreprises peuvent souvent mieux le faire que les grandes, ces dernières étant soumises à des politiques rigides. »
Dans les entreprises familiales, pour garantir la continuité entre les générations, il faut veiller à ce que les employés de longue date vous accompagnent. Cela est d’autant plus important que le monde tourne de plus en plus vite. Les petites entreprises peuvent souvent mieux le faire que les grandes, ces dernières étant soumises à des politiques rigides
Prendre les rênes avec détermination
Une table ronde animée par Marie-Christine von Pezold, Managing Director du Family Business Network en Suisse et consultante en gouvernance familiale chez Lombard Odier, s’est consacrée à un autre aspect essentiel de la réussite à long terme d’une entreprise familiale : l’autonomie de la prochaine génération.
Les participants ont appris que les dirigeants d’entreprises familiales peuvent, consciemment ou non, exercer des pressions émotionnelles pour que chaque nouvelle génération oublie ses propres aspirations et s’investisse pleinement pour l’entreprise. Selon Philipp Buhofer, président et CEO de Buru Holding, c’est une erreur. « D’après moi, tout ce qui perdure et réussit sur le long terme découle de la liberté de choix. C’est fondamental : rien dans la vie ne devrait être fait sous la pression. Avant d’intégrer mon entreprise, j’ai passé quelques années formatives chez Metro Cash & Carry. Il est essentiel de se former à l’extérieur. Il ne faut pas rejoindre une entreprise uniquement en raison de ses liens familiaux. »
Reto Candrian, CEO du groupe d’hôtellerie et de restauration Candrian, est d’accord. « Je n’avais pas prévu de rejoindre l’entreprise familiale », a-t-il déclaré. « Je voulais être aussi indépendant que possible. Je ne me suis pas formé en restauration ou en hôtellerie, mais je me suis dirigé vers la finance. Pourquoi est-ce que je tiens à le souligner ? Parce qu’une véritable indépendance, financière comme fonctionnelle, était essentielle. En cas d’échec, j’avais un plan B. Ce sont là des bases très solides. »
Allier tradition et modernité
Il est ressorti de la table ronde que même les transitions les plus réussies sont un bouleversement. Même si cela fait partie intégrante du sens de l’adaptation dont toute entreprise a besoin, chaque nouvelle génération de dirigeants doit comprendre et respecter l’histoire et les valeurs de l’entreprise.
Annemarie Widmer, propriétaire et CEO du groupe cosmétique et pharmaceutique Louis Widmer, a expliqué : « En interne, nous évoquons “les racines et les ailes”. Les “racines” sont nos valeurs, la façon dont nous traitons nos employés et nos clients, ainsi que notre promesse de marque, que nous maintenons au plus haut niveau de qualité depuis de nombreuses années. Les “ailes” sont les améliorations qui nous empêchent de nous reposer sur nos lauriers : adopter les nouvelles technologies afin de décupler notre efficacité, ou encore élargir la gamme de nos services. Les entreprises familiales sont les mieux placées pour y parvenir, car notre histoire remonte à plusieurs générations. »
Tout au long des échanges de la journée, les intervenants ont rappelé les thèmes clés de la réussite des entreprises familiales : l’agilité et le sens de l’adaptation, les choix faits par chaque nouvelle génération et la nécessité de s’unir autour d’une même raison d’être. Ils ont également rappelé qu’il faut absolument allier tradition et modernité, en préservant le meilleur de l’héritage familial tout en faisant évoluer les modèles d’affaires et en les adaptant à un monde en mutation.
Avant tout, vous devez être profondément passionné par votre mission et adopter une vision intergénérationnelle à long terme. C’est ce qui distingue une entreprise familiale. En préservant cet équilibre, vous garantirez sa réussite d’une génération à l’autre
Marie-Christine von Pezold a conclu en disant : « Vous devez impérativement transmettre le “pourquoi” de votre entreprise : votre ADN, vos valeurs et votre philosophie. C’est une véritable marque d’authenticité et d’identité. Le “quoi” (l’entreprise elle-même) doit quant à lui s’adapter. Soyez audacieux à cet égard. Avant tout, vous devez être profondément passionné par votre mission et adopter une vision intergénérationnelle à long terme. C’est ce qui distingue une entreprise familiale. En préservant cet équilibre, vous garantirez sa réussite d’une génération à l’autre.
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