perspectives d’investissement

    L'Arabie saoudite et la Russie font un pari sur les marchés du pétrole

    L'Arabie saoudite et la Russie font un pari sur les marchés du pétrole
    Stéphane Monier - Chief Investment Officer<br/> Lombard Odier Private Bank

    Stéphane Monier

    Chief Investment Officer
    Lombard Odier Private Bank

    Points clés

    • La décision de la Russie d'ignorer les réductions de production de l'OPEP a déclenché une riposte de l'Arabie saoudite, menant à une guerre des prix. La Russie considère les réductions de l'OPEP comme une menace stratégique
    • Le Covid-19 freine la demande de pétrole et le marché devrait se trouver dans une situation d'offre excédentaire cette année
    • La guerre des prix augmente la pression sur les producteurs à coûts élevés, tels que les entreprises américaines de pétrole de schiste, les exposant ainsi au risque de défaut. Elle pèse aussi sur les revenus des pays dépendants du pétrole
    • Les prix du pétrole devraient rester volatils alors que les marchés évaluent les inconnues liées au coronavirus et à la détermination politique de l'Arabie saoudite et de la Russie. Sur un horizon de douze mois, nous prévoyons que les cours se situeront autour de 40 dollars le baril.
    Le Covid-19 freine la demande de pétrole et le marché devrait se trouver dans une situation d'offre excédentaire cette année

    L’éclatement de l’alliance de trois ans entre la Russie et l'Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) est en train de changer la donne sur le marché pétrolier, tandis que la pandémie de Covid-19 pèse sur la demande. La guerre des prix qui en résulte entre la Russie et l'Arabie saoudite remet en question la position dominante des États-Unis sur le marché mondial.

    Pour la troisième fois seulement en trois décennies, la demande de pétrole se contracte. La pandémie de Covid-19 agit comme un catalyseur. La Chine a vu les infections diminuer et a commencé à lever les restrictions de confinement alors que l'attention se tournait vers l'Europe, décrite le 13 mars par l'Organisation Mondiale de la Santé comme étant l'"épicentre" du virus.

    Le 6 mars 2020, la Russie a déclaré qu'elle abandonnerait ses engagements sur les trois dernières années qui alignaient sa production sur celle de l'OPEP et qu'elle augmenterait son offre de 500 000 barils par jour (bpj). Bien que cette annonce ait pris les marchés par surprise, des signes antérieurs indiquaient que certains en Russie n'étaient pas satisfaits de l'accord. Igor Sechin, directeur général de la PJSC Rosneft Oil Company et parfois décrit comme le deuxième homme le plus puissant de Russie, aurait déclaré au président Vladimir Poutine que les réductions continues de la production constituaient une "menace stratégique" pour la Russie. Chaque réduction volontaire de la production a transféré des parts de marché aux États-Unis, selon une lettre citée par Reuters en février.


    « C'est du masochisme »

    "Nos volumes sont simplement remplacés par les volumes des concurrents", a déclaré récemment le porte-parole de Rosneft, Mikhaïl Leontiev. "C'est du masochisme". La position de la Russie a également été influencée par l’écroulement de la production libyenne et par une volonté d’attendre les premières observations de la baisse de la demande provoquée par la pandémie du coronavirus.

    Cette décision a déclenché une réponse immédiate de l'Arabie saoudite et une guerre des prix qui pourrait être politiquement difficile à arrêter. Le Royaume a déclaré qu'il augmenterait sa production de 9,7 millions de bpj en janvier à une capacité maximale de 12,3 millions de bpj en avril.

    Nos volumes sont simplement remplacés par les volumes des concurrents

    Selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), l'offre excédentaire sur le marché pourrait atteindre 1 million de bpj d'ici la fin de l'année. Globalement, l'offre excédentaire pourrait atteindre au moins 2 millions de bpj sur l'ensemble de l'année. Il s'agit peut-être d'une estimation conservatrice. À court terme, nous nous attendons à ce que l'offre excédentaire en avril atteigne environ 6 ou 7 millions de bpj, car les stocks se reconstituent rapidement.

    L’OPEC, fondée en 1960 pour stabiliser les prix du pétrole, produit aujourd’hui environ 30% de la production mondiale. Avec l’Arabie saoudite à sa tête de facto, le cartel a historiquement cherché à établir un prix plancher afin d’encourager les investissements dans le secteur. Mais le Royaume n'aime pas avoir à supporter seul les réductions de production en tant que "producteur pivot" et a, par le passé, menacé d'inonder le marché, par exemple contre le Venezuela, pour forcer les autres producteurs à réduire l'offre.

    La guerre entre l’Arabie saoudite et la Russie, respectivement deuxième et troisième producteurs mondiaux de pétrole, a divisé de plus de moitié les prix du pétrole brut depuis le début de l’année vers 27 USD environ le baril au moment où nous écrivons ces lignes. Les prix ont peu varié, alors que les États-Unis semblent être parvenus à un accord sur un plan de soutien à leur économie et, compte tenu du déséquilibre actuel entre l'offre et la demande, il est probable que les prix resteront bas. Un tel contexte obligera les producteurs dont les coûts de production sont élevés à fermer temporairement leurs portes et rééquilibrera ainsi le marché.

    La guerre entre l’Arabie saoudite et la Russie, respectivement deuxième et troisième producteurs mondiaux de pétrole, a divisé de plus de moitié les prix du pétrole brut depuis le début de l’année…

    La roulette russe

    Alors que le président Poutine consolide sa base de pouvoir au-delà de son mandat présidentiel qui se termine en 2024, le dirigeant russe cherche peut-être des moyens de resserrer les liens avec ceux qui n'approuvent pas les limites de production du pays. Le parlement russe a discuté récemment d’un plan qui permettrait à M. Poutine de rester au pouvoir au-delà de la fin de son mandat actuel. En janvier, le président a annoncé une réforme de la constitution et le gouvernement a démissionné. Le timing de ces décisions coïncide avec l’anticipation d’un pic probable de production russe avant 2024, du fait d’explorations et d’investissements décroissants.

    La Russie aurait calculé qu'elle peut se permettre des pertes budgétaires à court terme suite à une chute de ses revenus pétroliers. Plus d'un tiers du budget national de la Russie provient des recettes pétrolières, contre deux tiers pour l'Arabie saoudite. La devise russe s’échange à son plus bas niveau en quatre ans par rapport au dollar américain. Le 9 mars, le prix du pétrole a chuté de près de 30 % et le rouble a perdu 9,5 % suite à l’annonce de hausse de production de l’Arabie saoudite et la publication de l’offre excédentaire de l’AEI. Le seuil de rentabilité budgétaire du pays est estimé à 40 dollars par baril. En revanche, l'Arabie saoudite a besoin que les cours du pétrole se situent à environ le double de ce chiffre pour équilibrer son budget.

    La stratégie russe serait d’échanger des difficultés de courte durée contre une position stratégique plus robuste sur le long terme en affaiblissant la position dominante des États-Unis sur le marché. L'Arabie saoudite a peut-être décidé que seules des réductions de production coordonnées pourraient équilibrer les marchés mondiaux du pétrole et il n'y a aucun signe d’une volonté des États-Unis de réduire la production de pétrole de schiste.

    La stratégie russe serait d’échanger des difficultés de courte durée contre une position stratégique plus robuste sur le long terme en affaiblissant la position dominante des États-Unis sur le marché.

    Risques liés au pétrole de schiste et sanctions

    Les États-Unis n’ont pas vraiment cherché à apaiser les tensions avec la Russie au sujet du pétrole. En décembre 2019 ils ont imposé des sanctions ayant pour dessin de retarder la construction de l’oléoduc pour le gaz naturel Nord Stream 2 reliant la Russie au nord de l’Allemagne en passant par la mer Baltique. Puis le mois dernier, les États-Unis ont imposé des sanctions à une filiale de Rosneft pour la punir de son soutien au président vénézuélien Nicolas Maduro.

    La guerre des prix augmente la pression sur les producteurs de pétrole de schiste à coûts élevés, qui ont fait des États-Unis le premier producteur mondial depuis 2018. La réponse du président Trump sur Twitter (« bon pour le consommateur, les prix du pétrole baissent ») témoigne de son manque de compréhension de la situation dans laquelle se trouvent les producteurs de pétrole américains qui doivent fermer des puits à court terme et des risques pour le marché américain à plus long terme.

    Ces dernières semaines, les producteurs américains de pétrole de schiste ont réagi à la chute des prix en réduisant leurs dépenses de plus de 30 % en moyenne, et certains d'entre eux ont également réduit leurs dividendes pour protéger leur bilan. Ils pourraient bientôt se tourner vers le gouvernement pour obtenir un soutien financier et des liquidités.

    Harold Hamm, fondateur du producteur de pétrole de schiste américain Continental Resources Inc. est déjà à la tête d'une plainte antidumping contre l'Arabie saoudite qui, si elle est soutenue par le ministère américain du commerce, pourrait entraîner des droits de compensation sur les importations de pétrole.

    Les États-Unis pourraient bientôt se tourner vers le gouvernement pour obtenir un soutien financier et des liquidités.

    Les États-Unis tentent de persuader l'Arabie saoudite de faire marche arrière. Le Royaume doit "se montrer à la hauteur et rassurer" le marché pétrolier, a déclaré le secrétaire d'État Mike Pompeo le 25 mars.


    Des retombées plus larges et perspectives

    Cependant, ce conflit qui cristallise les intérêts des trois plus grands producteurs de pétrole mondiaux ne dois pas nous faire oublier que les retombées se feront inévitablement sentir dans d'autres économies qui éprouveront de grandes difficultés dans l’environnement de prix bas actuels. Des États comme le Nigeria, l'Iran, le Kazakhstan, le Venezuela et l'Algérie, par exemple, dépendent tous des recettes pétrolières pour faire tourner leurs économies. Pour ces pays vulnérables, ainsi que pour d'autres producteurs des marchés émergents, dont le Brésil et le Mexique, la menace qui pèse sur leurs revenus risque également de toucher leurs marchés obligataires et leurs devises.

    Nous nous attendons à ce que la riposte monétaire et budgétaire à la pandémie du coronavirus engendre un redressement de l'activité économique et un rebond des marchés financiers dans les mois à venir, de même qu'une reprise de la demande de pétrole. Toutefois, si le stock mondial atteint sa limite maximale au deuxième trimestre de l'année, nous pourrions assister à une chute encore plus brutale, mais temporaire, des cours du pétrole.

    Nous nous attendons à ce que la riposte monétaire et budgétaire à la pandémie du coronavirus engendre un redressement de l'activité économique et un rebond des marchés financiers dans les mois à venir, de même qu'une reprise de la demande de pétrole.

    Pour l'instant, le marché pétrolier cherche un équilibre entre deux inconnues : l'évolution de la demande à mesure que l'économie mondiale s'adapte à l'impact du coronavirus, et les dommages que la Russie et l'Arabie saoudite sont prêtes à s’infliger dans leur lutte. Aussi longtemps que cette intrigue se jouera, les prix du pétrole continueront à connaître une volatilité accrue. Sur un horizon de douze mois, nous prévoyons que le pétrole s'échangera autour de 40 dollars le baril.

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